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L'histoire du taï-jitsu
Article et recherches réalisés par David Prado Président
du Tai-jitsu Ryu Maubeuge

Au sommaire:

Introduction

1. Le terme "Tai-jitsu"

2. Du Tai-jitsu antique au Tai-jitsu moderne
"L'ère médiévale"
"Vers la modernité"
"Transmission du Tai-jitsu vers la France": Jim ALCHEIK
(Les débuts -
La disparition de Jim Alcheik -
La part d'ombre de Jim Alcheik -

L'esprit Yoseikan au cœur du Tai-jitsu?)

3. Les héritiers du Tai-jitsu d’Alcheik

4. Les déboires et les orientations du Tai-jitsu après le décès d’ Alcheik

5. Le "karaté-jitsu ou Karaté défensif" VS "Tai-jitsu"

Conclusion

Bibliographie et archives sur Jim Alcheik
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Introduction

 

Notre historique est représenté schématiquement par un diagramme,
Une carte du Japon se trouve au point 4 traitant du Karaté jitsu.

 

Il ne s’agira pas de reprendre les « discours » communément retransmis par internet ou par une presse vulgarisée insuffisamment documentée, mais d’un recoupement d’informations diverses, soumis à une analyse critique. Cet historique sera dès lors incomplet, mais posera malgré tout, là où des béances subsistent, des interrogations dont il appartiendra au lecteur d’en estimer la portée.

 


1. Le terme "Tai-Jitsu"

 

Selon l’Encyclopédie des Arts Martiaux de l’Extrême Orient, le terme « Tai Jitsu » (Tai : corps – Jitsu : technique – technique du corps) serait, au Japon médiéval, une ancienne appellation générique pour désigner des systèmes de combats à main nue. Le terme « Tai Jitsu », « Yawara », « Koshi-no-mawari », « Ju-Tai-Jitsu » et bien d’autres appellations désignaient donc des systèmes martiaux souvent assez similaires.

        "Ju-jitsu est, de nos jours, un terme générique englobant toutes les techniques de combat, à main nue (à part le karaté, qui n'est venu au Japon qu'au début de ce siècle). En réalité, une foule d'autres appellations recouvraient la même réalité (à partir du XVII siècle): chogusoku, genkotsu, gusoku, chikarakurabe, nakushi, kogusoku, kempo, toride, yawara, wajitsu, shikaku, kumiuchi, koshi no mawari, aikijitsu, taijitsu, hakuda." (HABERSETZER, Le guide Marabout du Ju-jitsu et du Kiai, p. 18)

Ce ne serait que plus tardivement, au XVIIe siècle, que le terme « Ju Jitsu » aurait commencé à être employé de manière générique pour désigner l’ensemble des systèmes de combats sans armes. Les termes « Tai Jitsu » et « Ju Jitsu » auraient donc été d’abord employés en tant que dénominations équivalentes, désignant tous les systèmes martiaux en général, le terme « Ju Jitsu » supplantant par la suite celui de « Tai Jitsu ». 

Le développement historique du « Tai Jitsu », dans une telle optique, serait celle du « Ju Jitsu » dont le « Tai Jitsu » ne serait tantôt qu’une école (ryu), tantôt qu’un terme générique équivalent au terme « Ju Jitsu ».  Le Tai Jitsu était un des enseignements martiaux, parmi d’autres, qui était jadis inculqués aux Samouraïs, représentants de la caste des « guerriers » dans la société japonaise médiévale.

 

Ce ne serait que vers la moitié du XXè siècle, avec l’impulsion de Jim ALCHEIK sous les encouragements de Maître Minoru MOCHIZUKI (Yoseikan Ryu), qu’un système nommé « Tai Jitsu » émerge et se diffuse en Europe. Les influences techniques qui ont contribuées à la formation du « Tai Jitsu » d’ALCHEIK sont spécifiques.  Après la mort précoce de Jim ALCHEIK (1931-1962), ses élèves et successeurs ont assuré la continuité du travail du maître. 

 

2. Du "Tai-Jitsu antique" au "Tai-Jitsu moderne"

2.1.
L'ère médiévale

 

D’après HABERSETZER, confirmé partiellement par Ichiro ABE, l’histoire du développement des arts martiaux au Japon serait décomposable en trois périodes :

 

a)     Techniques primitives et expérimentations : une période où les techniques de combat étaient primitives et expérimentées sur les champs de bataille. Le Japon ayant été miné par de nombreuses guerres civiles au cours de son histoire. C’est dès le VIIe siècle, jusqu’au XIIe et XIIIe siècle, lorsque le Japon voit l’ascension des classes militaires luttant pour le pouvoir, que fleurissent déjà des techniques de combat individuel.

b)     Emergences des « Ryu » (écoles) proposant des méthodes concurrentes : une période (à partir du XIIe) où les techniques sont davantage étudiées et codifiées, des concepts autres que techniques inspirent de nouveaux principes techniques. Cela dans un contexte d’insécurité permanente où des guerres de clans féodaux persistent.

c)     Dérivation des anciennes techniques martiales de leur fonction première, recherche des voies (budo) : au début du XVIIe siècle, les écoles martiales tendent vers des recherches philosophiques, d’éducation et éthiques. Le Shogun Tokugawa Ieyasu instaure une ère de paix jusqu’en 1868.

 

Dans un article, HERNAEZ reprend quelques ryu célèbres au XVIIe siècle : Yawara Jitsu, Wa Jitsu, Kogusoku, Hakuda, Shubaku, Tenshin Shinyo Ryu, Kiushin Ryu, Tai Jitsu, Torite, Kempo, Kumi Uchi, Koshi No Wakari, Kito Ryu, Takeno Uchi Ryu, etc… On observera que le "Tai-jitsu" y est repris comme une école particulière.

 

HABERSETZER évoque succinctement l’état des lieux des écoles martiales au XIXe siècle:

 

«... un ouvrage paru en 1843, le « Bojitsu-ryu-roku », dénombre au moins 158 écoles majeures d’arts martiaux, divisées en huit grandes familles, dont celle du ju-jitsu ; d’autres sources indiquent une centaine d’écoles du ju-jitsu à la fin des Tokugawa, dont une quarantaine de styles majeurs. »

 

Durant ces périodes, la prolifération d’écoles martiales, parfois très proches, était souvent le fait d’un Maître justifiant la présentation d’un style de sa composition par l’adjonction d’une innovation technique ou philosophique (souvent déjà présente dans d’autres écoles, parfois plus anciennes), et d’une révélation métaphysique ou religieuse. Les interférences étaient dès lors très nombreuses. Tai Jitsu, Aiki Jutsu, Ju Jutsu, Wa Jutsu… étaient dès lors, en quelque sorte, des disciplines « sœurs » parfois proches par certains aspects techniques.

 

Le même auteur distingue, après ces trois étapes médiévales, trois autres phases caractéristiques de l’évolution des divers arts martiaux désignés sous le générique de Ju Jitsu à partir du 19ème siècle :

 

1)    Les styles et écoles martiaux attachés aux traditions médiévales et guerrières du Japon.

2)   Les styles et écoles martiaux tendant vers la modernité, remaniant des éléments de la tradition pour les rendre conformes au contexte de la modernité (aïkido, judo, karaté etc.).

3)   Les styles et écoles martiaux qui prolifèrent à partir et en dehors du Japon vers la seconde moitié du XXème siècle.

 

Les prémisses du Tai Jitsu moderne se situent entre les deuxièmes et troisièmes phases.

 

2.2. Vers la modernité

 

L’histoire aurait commencé avec Minoru MOCHIZUKI (1907-2003) qui débute son instruction de Judo et de Kendo dès son plus jeune âge (entre 1910 et 1912). Il deviendra disciple auprès de Jogoro KANO au Kodokan par la suite, mais également au Gyokushin Ryu (+/- 1924) : « Pendant que j’étudiais avec Sanpo Toku, je pratiquais aussi un vieux style de Ju Jutsu appelé Gyokushin-ryu. Ce système donnait une grande importance aux techniques de sacrifice et d’autres techniques ressemblaient à de l’Aïkido… ».

Il a parallèlement pratiqué d’autres disciplines dont l’Aiki Ju Jutsu  (mais également le Jo Jutsu, Ken Jutsu, Karaté chez d’autres Maîtres) auprès du Maître Morihei UESHIBA, lui-même transmettant les enseignements du Daito ryu (Aikijujutsu) de Sokaku TAKEDA : «(…) Maître Ueshiba avait reçu du maître Takeda l’autorisation d’enseigner le Daîto Ryu Aiki Ju Jutsu. En 1933, maître Ueshiba m’a remis la plus haute distinction de cette école ».

Maitre Ueshiba et Minoru Mochizuki                                       Minoru Mochizuki

MOCHIZUKI introduit pour la première fois l’Aïkido (tradition du Daito Ryu - aikijujitsu) en France en 1951 au Dojo d’Henry PLEE. Il décline la demande d’UESHIBA voulant faire de lui son successeur car il s’écartait de la nouvelle direction du travail d’UESHIBA qui faisait évoluer son Aiki Ju Jitsu ou Aiki Jitsu d’origine vers un Aïkido plus philosophique et « doux » (Aïkido de l'Aikikai).

"(A propos du Daito ryu) ...
ju-jitsu et aiki-jitsu avaient autrefois bien plus de rapports que n'ont aujourd'hui judo et aïkido; c'est pourquoi l'étude de l'aiki-jitsu, méthode originale sur le plan des conceptions, peut être englobée dans celle du ju-jitsu..."  (HABERSETZER, Le guide Marabout du Ju-jitsu et du Kiai, p. 29.


MOCHIZUKI fonde, en 1931, un dojo qu’il nomme Yoseikan où il enseigne, à cette époque, le Judo, l’Aïki Ju Jitsu, le Iaïdo et le Kobudo (Katori Shinto Ryu). A la fin des années 60, y sera également enseigné le Karaté sous la direction de Maître SANO. Notons que dans certains sites officiels du Nihon Tai Jitsu, il est dit que le Yoseikan Ryu avait une section Tai Jitsu parmi les diverses disciplines qui y étaient enseignées.  Qu'en était-il réellement? Maître Minoru MOCHIZUKI aurait été 10ème dan Aïkido, 9ème dan Ju-Jitsu, 8ème dan Judo, 8ème dan Iaïdo et 8ème dan Katori Shinto Ryu. Il serait considéré comme l’un des plus grands Maîtres d’arts martiaux du 20ème siècle.

C’est avec Jim ALCHEIK (1931-1962) que le Tai Jitsu est popularisé et diffusé en France dans les années cinquante, avec l’impulsion du Maître Minoru MOCHIZUKI (Yoseikan Ryu) dont ALCHEIK est élève et représentant en Europe. MOCHIZUKI voulait diffuser un enseignement polyvalent et très complet dans son école. Ceci, à l'image de l'instruction que recevaient les "samouraïs" quelques siècles plus tôt. Mais il s'agissait d'une instruction en accord avec les connaissances martiales de son époque.

 

2.3. Transmission du Tai-Jitsu vers la France: Jim ALCHEIK

Les débuts

 

En ce qui concerne la France, c'est avec Jim Alcheik que tout a commencé. Le Sensei Jim ALCHEIK est né à Duperré, un village algérien, en 1931 alors que l'Algérie était une colonie française. A l'âge de trois ans, il part avec ses parents à Paris où il y passe la majeure partie de sa vie scolaire. Formé au Judo, il donne en 1948, avec le Maître Raymond Sasia, des cours au club "l'Alhambra" à Paris. Lors d'un voyage de MOCHIZUKI en 1951 en vue d'y enseigner son système d'aïkido, ALCHEIK, qui s'essaye à l'aikido-yoseikan (différent de l'aïkido d’UESHIBA),  décide de suivre son enseignement au Japon avec MOCHIZUKI, où il fut admis au dojo Yoseikan. Durant cette période, ALCHEIK a pu parfaire sa formation de judo auprès du Maître Tokio HIRANO également.

 

ALCHEIK serait resté trois ans au Japon, apprenant les disciplines enseignées par MOCHIZUKI.  En 1957 lorsqu'il régressa en France, accompagné de divers Maître Japonais (dont Hiroo MOCHIZUKI, fils de Minoru), il ouvrit un Dojo à Paris où l'aikido-yoseikan, le Tai jitsu, le kendo, le karaté et le iaido étaient enseignés. Certaines sources énoncent que ALCHEIK enseigne l'Aïkido et le Tai Jitsu de manière distincte, respectivement aux enseignements du Yoseikan. Ce serait Minoru MOCHIZUKI lui-même qui voulut faire d’ALCHEIK son représentant en Europe et le chargea de créer la FEDERATION FRANÇAISE D’AIKIDO, TAI JITSU et KARATE (FFATK). D'autres sources expliquent qu'il diffuse l’enseignement de MOCHIZUKI mais alors les noms de  «Aïkido Ju Jutsu »,  « Aïkido Tai Jitsu » ou "Aïkido Karaté" sont évoqués,

C'est là qu'un grand flou persiste. Dans un premier cas de figure, soit nous avions affaire à l'origine à un Tai-jitsu spécifique, déjà enseigné comme tel (un Tai jitsu différent d'un "aikido ju jitsu" ou un "aikido karate") ou, dans un second cas de figure, à un "mélange de disciplines" donnant naissance au Tai-jitsu.

Le plus probable est que le "Tai-jitsu" était déjà conçu comme discipline propre puisque la fédération de Tai jitsu est créée dès le retour d’ALCHEIK du Japon, comme si elle était déjà constituée comme telle. Il créera en effet la Fédération Française de Tai Jitsu en 1957 ou 1958. Cette lecture mettrait à mal l'idéologie "franco-française" largement rependue énonçant que le Tai jitsu est une invention française.

Pour le deuxième cas de figure, les choses sont moins claires. Si l'on visite le site de Claude FALOURD à propos du développement de "l'aikido ju jitsu", cet élève de Jim ALCHEIK, lorsqu'il suivait son enseignement, parle souvent de disciplines telles que "l'aikido karate" ou "l'aikido ju jitsu", comme si une synthèse s'était produite dès le départ ou était entrain de se produire. Dans un courrier échangé avec Claude FALOURD à propos de l'évolution du Tai Jitsu, celui-ci déclare:

"Le taï-jitsu n'est en fait qu'un générique de l'Aïkido-jiujitsu créé par Minoru MOCHIZUKI Meijin et diffusé en france et en europe dès 1950, puis ensuite par Jim ALCHEIK dès son retour du Japon en 1958

TAI = corps
JITSU = art de combattre

Ces termes peuvent donc s'appliquer à tous les arts martiaux... après le décès de Jim ALCHEIK c'est un de ses élèves, Roland HERNAEZ (voir l'organigramme) qui a repris le terme taï-jitsu en utilisant des techniques de l'aïkido-jiujitsu et du karaté entre autres" (Courrier reçu en Mars 2011)

Par Tai-jitsu, Claude FALOURD semble entendre tout art martial. FALOURD insiste sur le fait que le terme ait été repris par HERNAEZ, pourtant Jim ALCHEIK fonde bien une fédération qui comprend le Tai-jitsu comme discipline. Le terme semblait déjà admis par ALCHEIK bien avant sa reprise par HERNAEZ. Ceci est confirmé par une autre déclaration de C. FALOURD:

" Dès 1955, Jim partit donc pour le Japon où, pendant trois années, il profita intensivement de l'enseignement, non seulement du grand Maître Minoru Mochizukii pour le Judo, l'Aïkido, le Kendo, le Tai-jitsu mais également des stages effectués auprès des Maîtres MASAGI,YAMAGUSHI, OGURA, TSUNODA etc... Tous grands experts dans le Karaté, le Kendo etc..." (Claude Falourd, archives tirées de son livre, cfr scans ci-dessous présentes sur le site de l'auteur)

Le Tai-jitsu serait selon cette dernière déclaration une discipline bien constituée et enseignée par Minoru MOCHIZUKI au Japon. Dans une telle optique, par "Tai-jitsu", ALCHEIK et MOCHIZUKI entendaient-ils la liaison "aïkido-jujitsu-karaté"? Etait-il considéré comme un art martial orienté vers la "complétude" des arts martiaux? Retenons à ce stades les faits suivants:

1) La transmission du Tai-jitsu se fait donc bien du Japon vers la France, enseigné par le Yoseikan Ryu à Jim ALCHEIK.
2) Une fédération comprenant la discipline "Tai-jitsu" est créée dès son retour du Japon (FFATK). Quel en était le contenu technique à l'époque? Peu d'informations nous permettent d'éclairer cette question.

Autres questions: pourquoi de telles contradictions dans les témoignages des auteurs? Pourquoi le rôle de Jim ALCHEIK est-il peu mis en évidence pour la transmission de disciplines diverses, dont le "Tai-jitsu", dans bien des ouvrages (ALCHEIK est surtout connu pour la transmission de l'Aïkido)? Pourquoi le "Tai-jitsu" est souvent assimilé, à tort, comme une "création française"? Au niveau international, il n'est pas rare de rencontrer des experts étrangers pour qui le rôle "d'ALCHEIK" fut déterminant à la transmission du "Tai-jitsu" du Japon vers l'Europe, contrairement à ce qui peut s'entendre en France.

 

La disparition de Jim Alcheik

 

Jim Alheik conçoit une fédération de Tai-jisu à son retour du Japon, à partir de l'enseignement qu'il a reçu au Yoseikan Ryu et avec l'aprobation de M. MOCHIZUKI. Tels sont les faits. Quel était ce "tai-jitsu" enseigné à la FFATK?  Etait-ce un Tai-jitsu déjà codifié (Yoseikan), empruntant des techniques multiples et qui se complétaient les unes par rapport aux autres? Ou était-ce un Tai-jitsu "brouillon" en voie de construction, mélangeant diverses disciplines?Nous n'en savons que peu de choses.